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La poupée cassée qui répondait par oui ou par non

C’est une poupée. Une petite poupée au teint de porcelaine, aux lèvres rouges et aux cheveux mal coiffés. Une poupée aux mains abîmées, à force d’avoir été trop souvent chahutées. Une poupée cassée qui a du mal à marcher, tant les cahots de sa vie de poupée l’ont marquée et désaxée.

Comme toutes les poupées, elle arbore un joli sourire distrait, un air absent difficile à cerner, de grands yeux fixes dans lesquels se noyer. Comme toutes les poupées, elle adore les enfants, les animaux, elle les appelle et les attire, les fascine et les fait se retourner, vaguement scandalisés qu’elle ait une si jolie glace entre les mains, alors qu’eux n’ont encore droit à rien, parce que le printemps est encore loin. Comme toutes les poupées, elle a du mal à s’exprimer, préférant dire oui ou non sans développer et regardant ailleurs quand on lui demande de s’expliquer.

C’est si difficile de deviner ce qui se passe derrière le front lisse et blanc d’une poupée. Pourtant, elle m’a donné un aperçu de ses Merveilles. Un univers de dessins et d’images, un univers où les poupées sont brossées au pinceau, un univers où elles s’allongent, grandissent et s’étendent jusqu’à pouvoir tout embrasser. Un univers où le rire éteint le doute, le jeu étouffe la peine, les baisers soignent les blessures. Un univers où le terrible est tapi derrière le merveilleux, où les nuages ne sont jamais loin du soleil, et où le tonnerre gronde déjà au moment où la brise nous caresse le visage. Un univers où le lapin blanc est impossible à attraper, où les chats sont plus prompts à griffer qu’à sourire, où les reines portent un masque de gentillesse, mais n’hésitent pas à hurler et décapiter.

Elle n’est pas si vieille, pour une poupée, mais son mécanisme est usé. Il lui a fait répéter et répéter et répéter encore les mêmes motifs, les mêmes mouvements de poupée. Toute sa vie de poupée, elle a voulu être caressée et serrée comme une poupée, mais a été éreintée par des gestes trop brusques. Toute sa vie de poupée, elle s’est relevée et s’est fièrement remise en route, jusqu’au prochain cahot sur sa route. Toute sa vie de poupée, sa porcelaine s’est fissurée et ses gestes se sont peu à peu saccadés, jusqu’à en perdre leur rythme et leur sens. Toute sa vie de poupée, elle a obéi à son mécanisme, répondant oui ou non sans développer et regardant ailleurs quand on lui demande de s’expliquer.

Lorsque cette poupée m’est arrivée, j’ai eu envie de la protéger, de la caresser et de la serrer comme une poupée, d’adoucir ses gestes, de recoller les fissures de sa porcelaine et de réparer son mécanisme, pour lui éviter de se détraquer et de continuer à se répéter. Ne sachant pas quelles pouvaient être ses réactions de poupée, j’ai décidé de lui parler, de lui annoncer à l’avance et en douceur le moindre de mes gestes, de faire en sorte d’éviter de la heurter.

– Tu me donnerais ta main?

– Oui.

Alors je l’ai caressée, comme j’imaginais qu’une poupée aimerait être caressée, maladroitement, sans trop savoir dans quelle direction avancer. La poupée, désormais mienne, a eu l’air d’aimer. Elle a glissé sa main sous la mienne.

– Puis-je te prendre dans mes bras?

– Oui.

Alors, je l’ai serrée, comme j’imaginais qu’une poupée aimerait être serrée, et étrangement, son corps s’est coulé contre le mien sans hésiter. Mes mains sur son visage, pour éprouver la porcelaine, mes bras autour d’elle, mon souffle dans ses cheveux de paille, elle sentait le renfermé, comme une poupée qui n’avait pas vu le soleil depuis trop longtemps, mes lèvres sur les siennes, un baiser doux, furtif, léger, un baiser de poupée.

– Puis-je te revoir?

– Non.

Alors, je me suis détourné de cette poupée que je n’avais qualifiée de ma poupée que par illusion. Je ne comprenais plus son mécanisme de poupée, qui la conduisait à répéter et répéter et répéter encore les mêmes motifs. Elle s’est détournée, me considérant sans doute comme un cahot de plus sur sa route de poupée, un cahot qui l’avait désaxée un peu plus, un cahot supplémentaire sur son destin de poupée qui finirait brisée et remisée. Derrière son front lisse et blanc de poupée, le chaos a germé et elle a décidé de dire oui et d’encore se laisser fissurer. Pendant un temps, j’ai voulu la garder, et j’ai déposé devant elle des questions qui appelaient des réponses non fermées. Des locomotives qui appelaient des wagons de mots autres que oui ou non, des points d’interrogation qui appelaient des peut-être, mais, obéissant à son petit mécanisme de poupée, elle a regardé ailleurs, croyant sans doute que je lui demandais de s’expliquer.

Si bien que j’ai saisi la page pour la tourner.

Si bien que, de temps à autre, il m’arrive encore de me demander à quoi peuvent bien rêver les poupées.

Eloge de la laideur

Je n’ai pas de souvenir précis de l’instant où j’ai compris que j’étais laid. Enfant, le regard de ma mère suffisait à me rendre beau, et en plus, croyez-le ou non, j’étais plutôt un mignon petit blondinet. Si je ne me souviens pas de ma prise de conscience, je n’ai aucun doute sur son déclencheur: il s’agit des filles, évidemment. C’est dans leur regard que j’ai muté, que du petit blondinet mignon, je suis devenu le gros ado mal dans sa peau et couvert d’acné. J’étais une caricature de l’âge ingrat à moi tout seul, et ce dans tous les sens du terme: j’étais laid, certes, mais aussi mal fagoté, mal coiffé, la mèche sur le visage pour ne pas qu’on me voie, l’air revêche et le caractère détestable de ceux qui font payer aux autres le fait de ne pas s’aimer eux-mêmes.

C’est en quittant l’adolescence et en débarquant à Paris que j’ai muté à nouveau. J’ai perdu 25 kilos en quelques mois, je me suis intéressé à la mode, je me suis mis à porter des jeans ultra moule-burnes qui me contractaient les testicules et mettaient probablement en péril ma fertilité, Neo est devenu mon modèle, j’ai affuté mon corps, je l’ai dominé, et ça m’a plu, vraiment, de me rendre compte qu’il réagissait à mes injonctions. C’est un étrange et ébouriffant sentiment de puissance qui s’empare de celui qui réussit à transformer son corps, qui devient alors la simple expression de sa volonté. De ce fait, j’ai continué à être détestable, non pas parce que je ne m’aimais pas moi-même, mais parce que je n’aimais plus personne, ni moi, ni les autres, puisque ma propre vanité me conduisait à modifier le versant superficiel de mon être, et que cette modification de surface entraînait un nouveau regard sur moi des imbéciles qui m’entouraient.

Je me rendis bientôt compte que cette transmutation et celles qui ont suivi, montagnes russes de l’ombre portée par mon corps sur le sol, changeaient les détails sans modifier l’essentiel. Ma gueule, mon nez cyclopéen, mes petits yeux, ma bouche lippue, mon sourire de traviole, mes joues pleines, mon menton effacé, mes cheveux ni blonds ni bruns étaient toujours là, ancrés sur mon visage, et résumaient à eux seuls le principe fondateur des marques de niche: j’étais, comme elles, ce qu’on appelle, par un barbarisme évocateur, polarisant. Certaines – rares – aimaient: ma trogne, ses reliefs et ses irrégularités, son asymétrie fascinante. Elles étaient généralement artistes, mères protectrices, ou tout simplement un peu folles. Elles me disaient beau, mais je n’y croyais pas : qu’est-ce que pèse une déclaration énamourée face à sa propre structuration mentale ? D’autres – plus nombreuses – détestaient. Elles étaient les filles bien mises à la jupe plissée et aux jambes interminables, les filles qui ont pris des cours de piano et ont de longs doigts fins et manucurés, les filles dont les cheveux sentent bon la camomille, les filles que j’avais envie de sodomiser sur un bureau, et qui, évidemment, me faisaient courir sans m’en donner l’opportunité. Je dus bientôt me rendre à l’évidence, en prenant conscience que jamais je ne serai dans les canons habituels de beauté, que je ne serai jamais le mec de la pub Coca Light qui provoque des pâmoisons, mais que certaines seraient folles de moi, appréciant mes failles, mes tortures, mes faiblesses et les Merveilles de mes obsessions, tandis que d’autres me repousseraient, recherchant l’esthétique lisse et conventionnelle, le caractère rassurant d’un mec qui ressemble à un autre mec.

Bientôt, je lâchai prise sur le contrôle de mon poids, en partie parce que je sentais confusément que ma minceur ne me rendait fondamentalement pas plus attrayant, et surtout parce que, m’étant mis en couple de manière durable, les enjeux de séduction avaient momentanément disparu de ma liste de priorités. Je repris progressivement mes 25 kilos, et je redevins célibataire à peu près dans l’état de confiance physique où j’avais quitté mon adolescence. Et pourtant, les choses avaient changé entre temps. Etait-ce le fait de rejeter l’expérience de couple au profit d’une bienheureuse et retrouvée solitude? Etait-ce ma paternité qui mettait l’enjeu inconscient de la fondation d’une famille dans la colonne « réalisations » de ma vie? Je l’ignore. Mais j’abordai ma nouvelle recherche à la manière indolente et arrogante de celui qui n’a rien à perdre et rien à prouver, position infiniment plus confortable que celle du désespéré qui investit encore ses plus grandes attentes dans son désir de compagnonnage pérenne.

Cette nouvelle philosophie s’accompagna d’un changement radical d’attitude qui eut les conséquences les plus inattendues. De timide, ne sachant pas comment aborder les femmes, de peur de perdre la possibilité de l’éventualité de pouvoir leur mettre la main dessus (ce qui signifiait dans 99% des cas qu’elles ne savaient jamais que j’en avais envie et que je gardais les mains bien calées dans mon caleçon), je devins entreprenant, de la manière la plus directe et la plus simple imaginable. Décryptant à l’avance le moindre de mes gestes, brisant instantanément le flou extrême qui entoure, enrobe, et brouille les approches amicales et amoureuses, je me déclarais intéressé et tentais le diable à chaque fois que j’en ressentais l’envie. Et je découvris avec surprise que cette méthode était d’une efficacité redoutable. Débarrassé de mon besoin de plaire à tout prix, je cessais  de vouloir me conformer à ce que j’imaginais de leurs désirs, et je leurs ouvrais un accès sans contrepartie à mon monde et les Merveilles qui en découpent le paysage, me faisant tour à tour bavard, silencieux, passionné, réfléchi, selon l’endroit où nous menaient nos conversations.  Elles finissaient souvent par céder à la tentation de se taper un moche, et moi, je finissais souvent par l’opportunité de les sodomiser sur un bureau. Chaque partie retirait donc de cet échange consenti un plaisir certain et en ressortait plutôt satisfaite.

Tous les hommes qui me lisent savent qu’il existe un sentiment compulsif universel dans la gent masculine, qui suit immédiatement notre premier orgasme, au début de l’adolescence. Emerveillés par la possibilité de se faire plaisir à si peu de frais, nous en usons et abusons et passons des années à nous tirer sur l’élastique tous les jours, avant de comprendre que ce passe-temps est un brin répétitif. Eh bien, je retrouvai ce sentiment en découvrant que, malgré mon pif et mon bide, j’avais ouvert un nouveau champ des possibles qui m’apparaissait inépuisable. Sans plan préétabli, je composais une collection résolument exhaustive de tout ce qui existe en matière de femmes: des petites, des grandes, des minces, des grosses, des jolies, des moches, des coquines, des prudes, des vieilles, des jeunes, des collectionneuses, des pucelles, des femmes mariées, des célibataires endurcies, des blondes, des brunes, et évidemment des rousses.

Bien entendu, l’échec était encore une possibilité statistique non négligeable, et, au vu du nombre de mes tentatives, devint une part tout à fait significative de mon quotidien. Le contact avec certaines était froid et sans intérêt et ne me semblait recéler aucun potentiel de Merveilles, et j’en vins très vite à m’en désintéresser. Pour d’autres, mon intérêt ne compensait pas le fait que je ne possédais aucune des qualités de leur idéal imaginaire, et donc j’appris petit à petit à ne plus m’en offusquer, à les repérer et à m’en détourner. Certains échecs restaient cependant plus difficiles à avaler. Par exemple, les échanges virtuels enthousiastes et enflammés qui cessaient à la première photo échangée. Ou pire, ceux qui, longs et nourris d’intimité étouffante, se concluaient par une rencontre déficiente. Selon les degrés de courage, il y a les directes, qui disent clairement que, désolé, rien ne se passera, et qui provoquent un malaise ; il y a les fuyantes, qui évitent la question finale du « quand se revoit-on ? » en faisant une bise rapide et en partant sur les chapeaux de roues sous un prétexte quelconque ; et il y a celles avec qui tout se passe bien, mais qui gèrent leur rupture de contact par texto, ou inventent un chapelet d’excuses jusqu’à se débarrasser de l’importun par lassitude.

Chacune à sa manière me rappelle la touche que je me trimballe et vient ébrécher un peu plus l’estime que je me porte. Chacune à sa manière vient un peu plus aiguiser mon appétit pour la suivante, celle qui me permettra de l’effacer. Et pourtant, chacune a une place, anecdotique, certes, mais une place quand même, dans mon panthéon personnel. Chacune, par sa banalité, souligne en creux le caractère exceptionnel de celles dont l’esthétique se nourrit de l’art de voir et pas simplement de regarder. Chacune est le reflet fade et délavé de celles qui ont la capacité de découvrir et partager les Merveilles. Chacune est une nature morte délicatement disposée le long du chemin qui constitue l’éloge de la laideur.

La réponse

Le premier cadrage, en technicolor: des couleurs chaudes, une crinière de lionne rousse, une peau laiteuse, des lèvres écarlates, des yeux verts mi-clos, des taches de rousseur.

Des putains de taches de rousseur.

Je passe la surmultipliée, je compose des vers à partir du vide, je parle de moi pour éviter le silence, au bout de 30 secondes, je me retrouve à deviser, sans aucune raison valable ni lien logique, sur ma peur de l’avion. Je passe instantanément du statut de ténébreux moche mais sexy parce qu’il ferme sa gueule, au statut de clown babillant mais toujours aussi moche. Ca a l’air de l’amuser. Ca me fait des guilis dans le bide. Elle me colle d’un peu trop près, alors que l’espace immense et vide qui nous entoure ne le justifie en rien. Les guilis s’accentuent.

On achète de quoi manger, elle a le bras autour de mon bras, parce qu’elle trouve que je marche trop vite. Elle a le sens de l’accroche et du prétexte pour nous rapprocher. J’aime ça. J’aime ça, parce que j’anticipe le moment où elle sera à moi. Elle sait que je sais qu’elle sait que je sais qu’elle… bref, la barrière du doute a été brisée, il nous reste les certitudes dont on doit profiter, parce que ce sont celles qui se nourrissent des commencements et que ce sont les plus belles. On rentre chez moi, on pose le sac sur mon lit, on se dit qu’on va faire chauffer tout ça, le sac passe de l’état de plastique froid à l’état de plastique polaire pendant que nos lèvres se scellent et qu’on fait effectivement chauffer tout ça.

Mon canapé est trop étroit, ma couverture trop petite, mon film trop long. Elle aime les films en anglais à condition qu’elle puisse les suivre. Je lui mens en disant qu’évidemment elle pourra le suivre. Au bout de dix minutes, nous sommes sous la couette. Jamais nous ne saurons ce que devient le mec de Very Bad Trip lorsqu’il prend une drogue non homologuée pour devenir supérieurement intelligent. En même temps, on s’en fout, du mec de Very Bad Trip. Nos corps se cherchent, se complètent, se serrent jusqu’à ce qu’ils se confondent, nos vertèbres craquent de trop s’enlacer, elle glisse sa tête entre ma joue et mon bras comme un petit chat, j’enroule ma jambe autour de sa taille pour l’approcher, l’accrocher et l’absorber un peu plus, elle est si proche que je pourrais me noyer dans ses yeux, que je ne vois plus rien d’autre, à tel point que je finis par reculer pour la regarder, la deviner dans la pénombre, détailler la courbe de ses pommettes, son nez en trompette, ses lèvres entrouvertes, et me demander ce que cette apparition fait dans mon lit.

La lumière filtre entre les rideaux mal tirés. Il n’est pas encore 7 h. Putain de printemps. Elle me dit que je l’ai cherchée pendant la nuit. Ca lui a plu. Ca me plait. Ca me plait en particulier de l’avoir fait dans mon sommeil, sans en avoir conscience. Ca me plait d’avoir dormi comme une masse, moi qui d’habitude me réfugie dans le lit vide de ma fille pour laisser mes maîtresses occuper mon espace sans m’envahir. On se parle avec douceur du jour à venir. On échafaude des plans et élabore des stratégies, on se met d’accord pour partir tôt, pour avoir le temps de ne pas se presser et en profiter, on se roule en boule compacte et on s’enroule comme des nems dans la couette, on se cherche et se titille en s’asticotant pour se réveiller, on se mordille et je m’émerveille de la longueur de son cou tandis qu’elle s’exclame sur la douceur inattendue de ma barbe, on se presse de se lever avant de retomber l’un sur l’autre en riant, on s’habille et se déshabille en accéléré, et il est déjà midi.

Nos mains sont soudées l’une à l’autre. Elle m’a parlé de la cathédrale qui domine Marseille, je lui ai dit que nous irions au Sacré Cœur. Notre premier rendez-vous évite mes artifices amoureux habituels: exit les salles obscures pour mieux se toucher, les bateaux pour mieux se lover, les musées et monuments pour mieux se parler. Nous leur préférons l’étrangeté de la visite d’une église et d’un cimetière. Nos mains sont aimantées. Elles se trouvent sans se chercher, sans demander, sans même y penser, je crois que nous ne nous sommes pas lâchés, à aucun moment, si ce n’est pour laisser passer une poussette et son bébé. Elle a le sens du sacré. Elle a été émue. Elle ne m’a pas regardé pour éviter de pleurer, je l’ai serrée pour qu’elle arrête d’y songer, et un piano a évacué nos mauvaises pensées.

Le bourdonnement dans ma tête ne cesse d’enfler. J’ai envie de la ramener chez moi, encore. Nous coupons court à la visite, nous marchons sur les lieux de son passé, nous effaçons par nos anecdotes les détails qu’elle n’a jamais oubliés. Nous rentrons pour préparer le dîner, nous nous empressons de l’oublier aussitôt franchi le palier. La soirée est déjà bien avancée lorsqu’elle se retrouve à cuisiner en culotte, pieds nus sur le carrelage. Nous alternons une sélection de nos chansons de déprime et de gaité. Elle danse, se déhanche, se dandine, marque le rythme de son joli menton pointu, les yeux mi-clos, à mesure qu’elle tranche, émince et agglomère les ingrédients. Je suis sur le pas de la porte et je la regarde. Elle a les cheveux relevés, un long cou délié, je finis par céder, m’approcher en loucedé et, juste là, lui planter un baiser.

Le séjour sur le canapé est encore écourté. Nos corps sont à nouveau liés. Il fait chaud, la couette est expédiée à l’autre bout de la pièce. J’en profite pour la regarder, la caresser, souligner ses courbes et m’en délecter. Je la mordille et la taquine, lui relève le visage pour mieux observer la descente vertigineuse et fascinante que je parcours, depuis la pointe de son menton jusqu’au creux de son ventre. L’un comme l’autre, nous sommes fatigués de ces heures sans sommeil, de ces silences passés à se chercher, et nous nous regardons en repoussant un peu plus la perspective de ne plus se regarder. En lisant mes yeux, elle devine ma tristesse avant même que j’en prenne conscience, et la chasse d’un souffle sur mon front, me glissant que je n’ai rien à regretter, que, oui, nos vies sont compliquées, mais que nous n’avons pas besoin d’en rajouter. Je m’endors rassuré, vaguement conscient que, toute la nuit, cette fois, c’est elle qui m’aura cherché.

Nous nous regardons dans la glace avant de nous habiller. Nous avons vidé toute l’eau chaude, pour prolonger cet au revoir mordant et brûlant. Je lui ai lavé les cheveux. J’ai voulu l’entourer de mes attentions jusqu’au bout. Elle me dit que j’ai un beau nez, je lui demande si elle est droguée, elle aime ma gueule et a pris en photo nos baisers, je ne sais plus quoi penser, elle s’en va sans bruit, comme elle est arrivée, et jusqu’à la fermeture des portes de l’ascenseur, nos regards se sont cherchés. Elle m’envoie un message.

Je suis folle de toi.

Je suis déstabilisé de lire sur ses mots la plus belle déclaration qu’on puisse imaginer. Je lui promets une réponse, de m’y atteler sur un registre que je maîtrise mieux et qui sera à la hauteur du plaisir qu’elle me procure. Elle me dit qu’elle patientera et je suis heureux d’enfin la satisfaire, même si cette réponse n’est qu’une anecdote de plus ajoutée à la montagne de nos anecdotes échangées. Ce qui importe est qu’elle m’appelle mon mec et que je l’appelle ma meuf. Tout le reste n’est que littérature.

Le quai

Le taxi, d’abord. Sa petite main dans la mienne. Le périph, les quais, la gare. Le mec me dit de faire gaffe à la petite, pour ne pas qu’elle salisse ses sièges en cuir. Je retire ses pieds du rebord, et j’en profite pour repositionner mes genoux, droit dans le dos du blaireau.

La foule, compacte. Des étudiantes appétissantes en robe légère qui rentrent chez elles, des familles aussi encombrées de bagages que des sherpas himalayens qui partent pour la campagne, des militaires à l’air demeuré qui froncent les sourcils pour déchiffrer leur billet. J’entraîne la petite vers la voiture 3, chaloupant entre les voyageurs et leurs accompagnateurs, elle trottine en babillant, je serre les billets entre les lèvres, tout en fouillant dans mon sac à la recherche de mon téléphone.

La clim, en panne, les places, repérées, je déballe les affaires comme un gitan en prévision des 3h30 de train, avant de fourrer la valise au-dessus de ma tête. Les rigoles de sueur font la course dans mon dos en provoquant des frissons quand elles parcourent mes omoplates. Je m’installe en soufflant. Vise la compagnie : une mère édentée et ses trois marmots à queue de rat, une pouf vulgaire et grasse qui exhibe un nombril percé d’un truc imitation diamant, un zaïrois à chaîne en or et écouteurs Beats qui reluque déjà la donzelle en bombant le torse. Je me plonge dans mon téléphone pendant que la petite va explorer l’aire de jeu.

L’aire de jeu : un tapis élimé malpropre et malodorant sur lequel des clodos ont dû passer la nuit. Les trois fils de l’édentée se roulent les uns sur les autres en se traitant de fils de pute. J’attrape la petite et lui dit de venir me faire un dessin.

Le temps passe lentement, au rythme où, la langue sortie, appliquée, elle trace les contours d’un grand bonhomme qui en tient un petit par la main. Je surveille fiévreusement le zaïrois et la pouf qui n’en finissent pas de se chercher. Je prends la résolution silencieuse de les éclater au premier gémissement. L’édentée biberonne une bouteille opaque pendant que ses trois gamins décident de faire un remake de l’attaque du train postal.

Un contrôleur passe et lâche sa verve pacificatrice sur les mioches, trop heureux de trouver des victimes qui ne risquent pas de lui répondre. Il fait la morale à la mère. Il me tape sur les nerfs. Je lui fourre mes billets sous le nez pour qu’il dégage, tandis que le zaïrois embarque la pouf dans les chiottes.

Les maisons se font rares à mesure qu’on s’enfonce vers le sud et que la chaleur devient étouffante. Des éoliennes alignées dans des champs de colza à perte de vue. A gauche, l’ancienne voie de l’aéroglisseur à l’abandon donne une touche steam-punk au paysage, tout en me rappellant Fahrenheit 451. Je somnole dans la chaleur en écoutant distraitement la petite engueuler ses poupées parce qu’elles n’ont pas fait leurs devoirs.

L’arrivée sur les lieux du Grand Echange, le fracas du freinage, les familles qui se retrouvent sur le quai. Elle n’est pas là. Je balise en pensant à mon retour dans 30 mn. Je prends la main de la petite et la traîne vers le grand hall. Cette merde vaguement rococo est classée au patrimoine de je ne sais quoi. Vise les moulures et les soldats en plâtre qui se déhanchent. Vise la verrière colorée qui est censée te faire t’extasier.

J’ai repéré sa silhouette de loin. Je m’approche sans un regard. J’embrasse ma fille. Je lui souhaite de bonnes vacances. Elle traverse le blizzard que notre présence commune au même endroit a fait naître instantanément. Je serre les dents, ne relevant pas la remarque habituelle sur son manteau, sa coupe de cheveux ou son pantalon. Mes yeux sont rivés sur ma fille. Je ne regarde pas celle qui l’emmène.

Retour sur le quai. Je mâchonne nerveusement un chewing-gum. La décompression est toujours difficile. J’ai la tête qui tourne un peu, de ne pas avoir sa main dans la mienne, d’être détaché de toute contrainte. Je reluque mes compagnons de quai avec inquiétude. Des visages disgracieux et débiles montés sur des corps de colosses, ils sont du genre à aimer qu’on fasse le cochon pour eux. Heureusement, mon train arrive avant qu’ils n’aient eu le temps d’engager la conversation.

Le tap tap nerveux de mes doigts sur la tablette. La voiture est calme, fraîche, j’ai évité l’espace enfant. En diagonale, de l’autre côté du couloir, une femme en tailleur déplie et replie des jambes interminables à chaque cahot sur la voie. Et des cahots, il y en a, dans ce pays pourri. Je n’arrive pas à me concentrer sur le journal que j’ai déplié pour me donner un air intellectuel, et éviter de passer pour un reluqueur pervers.

Je tripote mon téléphone en réfrénant l’envie d’envoyer un message pour savoir comment va la petite. Je joue avec l’idée de brancher cette femme. Sa jupe devrait se soulever facilement, même dans un endroit exigu. Je me demande si elle est souple. Si son regard rieur est une invite ou un défi. Je commande un Coca Zero au marchand ambulant, et je plonge le nez dedans en mettant mon casque pour éviter d’entendre les rires d’enfant de la voiture d’à côté.

Le quai à l’arrivée est le miroir inversé de celui du matin. Au lieu de se séparer, les gens se retrouvent. Au lieu de pleurer de tristesse, ils pleurent de joie. Au lieu de se serrer une dernière fois, ils se jettent dans les bras les uns des autres. Balayage du regard inutile pour tuer l’espoir dans l’œuf. Qui donc espères-tu voir sur ce quai ? Je traverse la foule, zigzague entre les corps qui s’épousent et s’épanchent, je serre les dents et renifle lorsqu’un couple me barre le passage par leur expression de joie indifférente au reste du monde. Dans ma gorge, je sens grossir la boule, elle est là, prête à m’étouffer, attendant sournoisement que je sois sur le point de défaillir et de m’écrouler pour enfin tirer les larmes de ma solitude jusqu’à la lie.

Je traverse la Seine. Face à moi, la tour surplombe les banques et les endroits branchés où il est de bon ton de se geler les miches en plein hiver pour ne pas passer pour un con. Elle a quelque chose d’anglais, avec sa grande horloge dorée. Quelque chose de moi, qui accroche toujours mon regard. Je songe au vide. Au vide du quai. Au vide abyssal qu’il existe entre ce qu’on aime et ce qu’on veut. Au vide que provoque le fait de mentir, courir, remplacer un rendez-vous par un autre sous un prétexte, ne rien respecter, et surtout pas ceux qui le méritent, procrastiner, laisser agoniser plutôt que trancher, aimer ceux qui nous fuient et fuir ceux qui nous aiment, se nourrir des autres plutôt que les nourrir, mourir un peu plus à chaque fois que ça ne marche pas. Je songe au vide en levant le nez vers l’horloge, en plongeant la tête la première dans la foule du métro, en slalomant entre les vendeurs de fleurs, en arborant un sourire de plus en plus large, le sourire de celui qui a appris à aimer le vide du quai, parce qu’il fait partie de lui, qu’il le définit, qu’il est la conséquence de ses choix, et que personne d’autre que lui ne l’aimera.

La caverne

La journée avait été épuisante : deux présentations à faire d’urgence, un boss sur mon dos en permanence, associé à une équipe plutôt casse-burnes. Le grand jour du lancement approchait, et je passais ma vie au téléphone avec des attachés de presse efféminés hystériques, des directrices de la communication qui connaissaient moins leur boulot que ma stagiaire et des créatifs sous coke qui me prenaient pour un imbécile en me proposant de la merde.

Porte claquée, l’appartement plongé dans l’ombre, je jette mes clés sur la commode vide qui encombre la moitié du couloir et propulse d’un coup sec ma chaussure droite vers la chambre. La chaussure gauche ne tarde pas à suivre, se faufilant miraculeusement entre les piles de magazines qui composent l’essentiel de mon capharnaüm.

Je la cherche des yeux en enlevant mon manteau et en le laissant tomber dans le couloir. J’ai besoin d’un verre. Je suis sur le point de m’époumoner quand elle finit par pointer le bout de son nez – que je trouve, comme d’habitude, fort joli – en arrivant de la cuisine en souriant. Elle ramasse mon manteau en minaudant, le suspend dans l’armoire à la place adéquate et récupère mes chaussures sous le bureau, ce qui me permet de jeter un coup d’œil rapide sous sa jupe. Sans que je sache comment, elle semble le deviner, puisqu’elle se relève en me jetant un regard sévère, les mains sur ses fesses pour lisser le tissu.

–        Vous avez passé une bonne journée ? Vous avez faim ?

–        Non, j’ai mangé, merci. Fais-moi un mojito, s’il-te-plait, répondis-je, en la lorgnant avec suspicion.

Elle s’était remise à me vouvoyer. Tous les trois jours, sans raison apparente, elle se remettait à me vouvoyer, alors que je préférais qu’elle me tutoie. J’aimais le sentiment d’intimité que me donnait le tutoiement. Mais non, il fallait qu’elle me vouvoie. Je détestais perdre mon temps sur ce genre de détail technique, et je décidai de laisser courir jusqu’au week-end suivant, où je pourrais rechercher la cause du problème ou faire appel à quelqu’un.

Je m’affalai sur le grand fauteuil du salon. Elle m’apporta le mojito et se glissa derrière moi.

–        Un massage ?

–        Volontiers. Personne n’a appelé ?

–        Non, susurra-t-elle en me malaxant les épaules. Nous avons la soirée à nous.

Ce n’était pas une professionnelle, mais ce n’était pas désagréable. Sa présence en général était d’ailleurs plutôt agréable. Elle en faisait un peu trop, parfois, dans le rôle de l’assistante énamourée, mais après tout, je l’avais voulue comme ça.

–        Le week-end prochain, je t’inspecterai, maugréai-je entre deux soupirs de contentement. Il y a quelque chose qui ne va pas.

–        Vous pouvez m’inspecter dès ce soir, me souffla-t-elle à l’oreille.

–        Ce n’est pas ce genre d’inspection auquel je pense.

–        Dommage… gloussa-t-elle en posant un baiser sur mon crâne penché en arrière.

Disons-le tout net, elle était carrément adorable, avec sa petite jupe blanche, ses boucles rousses, ses lèvres pleines, qu’elle mordillait à chaque temps de calcul.

–        Pourquoi dois-je porter la même jupe tous les jours ? s’enquit-elle en passant ses mains sur ma nuque.

–        Ça ne fait pas si longtemps, répondis-je en soulevant paresseusement une paupière.

–        Une semaine aujourd’hui.

–        Excuse-moi, je t’aime bien comme ça, je n’ai pas vu le temps passer. Tu peux te changer, évidemment.

Elle battit des mains de contentement comme une enfant.

–        Que dois-je mettre ?

–        Ce que tu veux, murmurai-je en dodelinant de la tête.

–        Je ne comprends pas. Que dois-je mettre ?

–        Merde ! Mets le premier truc qui te tombe sous la main ! De toute façon, tout me plaît, c’est moi qui l’aie choisie, cette foutue garde-robe.

Elle renifla de vexation – pouvait-ce vraiment être de la vexation ? – et se dirigea vers la chambre, pour en revenir au bout de quelques minutes habillée d’un ensemble escarpins – robe noire dos nu. Je m’esclaffai :

–        Parfaitement adapté à la soirée, en effet.

–        C’est vous qui m’avez dit…

–        Je sais ce que je t’ai dit, la coupai-je avant qu’elle ne déverse son flot de plaintes. Viens par ici.

Elle s’installa sur mes genoux. Ses grands yeux verts vissés aux miens, affectant vaguement d’être intimidée. Mes mains dans ses cheveux. Mes doigts sur ses sourcils. Ses mains sur mon visage. Des mains douces et froides, afin que je puisse bien les sentir sur ma peau, qu’elles me fassent frissonner. Décidément adorable.

–        Suis-je telle que vous m’imaginiez ?

–        Tu es telle que je t’imaginais. Tu es parfaite.

–        Se pourrait-il que je vous déçoive, un jour ?

–        Non. Je pourrais me lasser, mais tu ne me décevras pas. Tu es parfaite.

Elle rosit. Je savais qu’elle ne rosissait pas vraiment. Néanmoins, ça me fit plaisir.

–        Pourquoi ne cherchez vous pas à rencontrer mon modèle ?

–        Parce que tu es conforme à ce que j’imagine de toi. Ton modèle ne le serait pas. Tu es parfaite. Ton modèle ne le serait pas.

Elle parut satisfaite de ma réponse, ce qui, de manière stupide, me rendit satisfait à mon tour.

–        Allons-nous coucher. Mets la nuisette bleue, celle que j’aime.

La chambre était dans un tel désordre que je me demandais une fois de plus s’il ne fallait pas que je la programme pour qu’elle range pendant la journée. Bizarrement, l’idée me déplaisait. Pourtant elle s’ennuyait sans doute pendant mes longues absences, sans occupation. Je grommelai, à deux doigts de me mettre une gifle : bien-sûr que non, elle ne s’ennuyait pas. Elle ne pouvait pas s’ennuyer.

Je me déshabillai en cherchant des yeux mon réveil. Où est-ce que ce petit con avait bien pu aller se fourrer ?

–        Tu n’as pas vu le réveil ? lui demandai-je, l’interrompant au beau milieu de ses exercices d’assouplissement.

–        Je crois que je l’ai vu se glisser sous le lit.

–        Je te jure que je vais jeter cette petite saloperie à la poubelle.

–        Oh ! C’est bon, patron je suis là, grésilla le réveil en apparaissant sur la moquette, curieusement bringuebalant, avec son étrange démarche chaloupée.

Je l’attrapai sans ménagement et le posai sur la table de nuit.

–        Ne bouge pas de là ! clamai-je en lui fourrant mon index sous l’horloge.

–        Ok, ok, patron, t’énerve pas. C’est mauvais pour ton régime, grinça-t-il en lorgnant mon ventre nu. T’as dû casser les reins de cette pauvre balance, si tu lui es passé dessus ce soir.

–        Tu sais quoi ? Je vais me passer de tes commentaires, répliquai-je d’un ton morose.

–        Je sonne à quelle heure demain ?

–        8 heures, comme d’habitude.

–        Mauvaise réponse ! glapit le boulonné culotté.

–        En effet, appuya-t-elle dans mon dos. Vous avez un rendez-vous à 8 heures précises, demain matin, avec votre meilleur ami.

–        En même temps, vu la « qualité » de l’ami en question, tu peux aussi bien l’annuler, ce rendez-vous, intervint le réveil. Miss Rouquine peut s’en occuper.

–        Je ne souhaite pas annuler ce rendez-vous, dis-je en me massant les tempes. Réveille-moi à 7 heures.

–        6h30, ça sera plus prudent, répondit le réveil.

Ma main le frôla de peu, manquant de le faire voler jusqu’à l’autre bout de la pièce, mais il avait déjà eu le temps de se faufiler à nouveau sous le lit en ricanant.

–        Il me fatigue, soupirai-je en renonçant à le poursuivre.

–        C’est paradoxal pour un réveil.

–        Je ne suis pas sûr d’aimer ce genre de sarcasme. D’ailleurs, ai-je vraiment choisi l’option sarcasme quand je t’ai imaginée ?

–        Je suis conforme à ce que vous imaginiez. Je suis parfaite. C’est vous qui me l’avez dit. Ai-je fait quelque chose de mal ?

Je l’attirai à moi.

–        Bien sûr que non, tu n’as rien fait de mal, tu es adorable.

Elle éteignit la lumière et se lova comme un chat contre moi. Le parfum de ses cheveux. La douceur de sa peau sur ma bouche. A mesure que je m’enfonçais dans le sommeil, je l’entendais ronronner, tout en ayant la vague impression qu’une conversation à voix basse se poursuivait dans le noir.

L’abîme

Lorsque la porte se referme, le calme me semble irréel. Le silence. Une forme de soulagement m’envahit alors. Le deuxième sentiment est plus proche de l’excitation. L’impression de liberté est telle qu’elle manque de me faire tourner la tête. La liberté n’est pas un concept, c’est une affaire de détails: la possibilité de renoncer à la dernière minute, de changer d’avis, de manger à une heure différente, de regarder un film avant 21h ou au petit-déjeuner, de ne pas se soucier de l’heure à laquelle on se couche, parce qu’on n’a pas à se soucier de l’heure à laquelle on se lève, de dire oui à une invitation impromptue. C’est quasiment ivre que je m’affale sur le canapé en imaginant ce que je vais faire de mes quelques jours de liberté.

En général, le schéma est toujours le même: une combinaison de moments pour moi / pour mes amis / pour moi. Surtout pour moi, en fait, parce qu’avouons-le, je suis plutôt du genre égoïste comme garçon, et il est rare que je me force à quoi que ce soit pour faire plaisir. Je me déclare méthodiquement et mystérieusement occupé auprès de ma famille. Je essemèsse mes amis en prévoyant trois dîners / déjeuners / soirées / brunchs pour la semaine. Pas un de plus. C’est important, parce que tout est une question d’équilibre. Je réso-sociaute mes contacts pour trouver ou exhumer trois plans cul. Pas un de plus. C’est important, parce que tout est une question d’équilibre.

Le lendemain, au réveil, je savoure un petit déjeuner assis. Evidemment, j’arrive encore plus tard que d’habitude au boulot, mais je m’en fous. Le soir, je ne regarde pas l’horloge. C’est agréable de ne pas avoir la pression du temps. Et puis après tout, autant avancer, puisque ce n’est pas comme si quelqu’un m’attendait chez moi.

Les dîners avec les amis ont été plus difficiles que prévu à organiser. Les uns sont en vacances, les autres ont des enfants en bas-âge, les derniers habitent à Nulle-Part-Ville-sur-Seine, à trois quarts d’heures de RER et deux changements seulement de Châtelet et veulent bien inviter, mais pas se déplacer, parce que tu comprends, c’est compliqué. On a fini par réussir à trouver une date commune dans nos agendas de micro-bobos, et c’est déjà bien. En même temps, le dîner ressemble comme deux gouttes d’eau au précédent. Après tout, c’est pas comme si nos vies se transformaient ou subissaient une combustion spontanée toutes les six semaines, hein?

Les plans cul ont joué les inaccessibles, les effarouchées, les amoureuses, les râleuses, les occupées, les en vacances. Heureusement, il y a toujours une ou deux motivées, qui comblent avec bonheur une ou deux soirées. Ma relation à elles est belle, à vrai dire, bien plus belle que celles qui m’ont lié à la plupart de mes ex-compagnes. Nous ne nous mentons pas, ou si peu, nous ne nous parlons pas, ou si peu, nous nous laissons aller à nos débordements de tendresses, désirs, fantasmes, sans penser au jugement de l’autre et à l’impact qu’auront sur notre relation ces dérives incontrôlées et incontrôlables de nos émois physiques. Il arrive parfois qu’on se dise je t’aime et qu’on y croit, dans la vérité du moment, même si c’est pour l’avoir déjà oublié cinq minutes plus tard. Surtout, nous sommes conscients du lien indéfectible qui nous unit, suffisamment fort pour survivre à des semaines sans nouvelles, là où les relations conventionnelles sont consumées par une journée sans SMS.

Au bout de quelques jours de ce régime, le silence de tombe qui règne dans l’appartement est devenu beaucoup plus pesant. Mon premier geste, quand je rentre le soir, est d’allumer l’ordinateur, quand je me lève le matin, de plugger mon iphone sur son dock. Je cherche à réduire ces moments de silence au maximum: les cuissons au micro-onde se raccourcissent, le temps passé hors de chez moi s’allonge, les piles de livres que j’avais prévues d’ingurgiter prennent la poussière, des rencontres improbables s’organisent, où j’enchaîne les banalités tout en me demandant comment je vais pouvoir y mettre fin.

Je tourne en rond, j’ai froid, je passe mes mains sur les meubles en les réorganisant pour passer le temps et occuper l’espace, avant de les remettre à leur place initiale, le simple fait de pénétrer dans sa chambre et de sentir son odeur provoque une bouffée de manque qui m’arrache des haut-le-cœur, le simple fait de rentrer chez moi et de sentir l’odeur de vide qui règne dans les autres pièces me file les larmes aux yeux. Je bouffe, je comble méthodiquement les espaces dans lesquels ma pensée serait susceptible de se glisser, oubliant que je ne fais que travailler à leur élargissement. Je fume, je m’étouffe, en espérant du même coup étouffer mes soupirs, oubliant que je ne fais que me couper le souffle qui me permettrait d’aller voir un peu plus loin. Je tripote mon écran, espérant nourrir mes mains et mon esprit comme je nourris mon corps, les entraînant dans un tourbillon sans fin, qui n’a qu’un but, ultime pied-de-nez au silence: me faire croire que l’abîme n’est pas là, tout près, sous mes pieds, en train de m’observer.

L’amour n’est pas aveugle

Le premier geste est instinctif, évidemment. Les infirmières s’agitent. La chaleur de la couveuse. Les tuyaux. Nous sommes seuls au milieu du chaos. Une respiration rapide, saccadée, à la mesure de ton minuscule corps, je peux presque voir ton cœur microscopique projeter le sang jusqu’au bout de tes doigts presque transparents, avec toute la violence qu’il peut déployer pour t’accrocher à ce monde. Tes paupières qui dévoilent tes yeux, irrégulièrement. Mon regard qui traque le tien, sans relâche. Je veux envahir ton champ de vision, je veux te détourner de ces blouses blanches, de ces appareils, de ces chariots, que tu ne voies que moi, celui qui sera ton gardien, ton défenseur, ton guide dans cette nouvelle vie. Je murmure des prières. Je tente de remettre de l’ordre dans le chaos. Je pense au meilleur et crains le pire. Je réduis en miette mes peurs et les utilise pour forger une certitude, un serment, qui sera la pierre angulaire du reste de ma vie.  Soudain, je passe mes doigts sur ton visage. Il pourrait tenir tout entier dans la paume de ma main. Je l’arrondis à force de caresses, je souligne tes sourcils, ton nez, je suis la courbe de tes joues, je lisse tes quelques cheveux. Une infirmière passe et me dit que ça a l’air de te plaire. Je reproduis le geste pendant les heures qui suivent, jusqu’à m’en rendre l’épaule douloureuse à hurler.

 

Le salon, faiblement éclairé par une petite lampe sur pied. Il est minuit, ou à peu près. Tu dodelines de la tête en cherchant le biberon. Il descend à toute vitesse. Je te regarde faire, amusé, vaguement inquiet du chiffre que j’ai consciencieusement aligné sur le bout de ton nez. La tétine glisse de tes lèvres, tu bailles, tu cherches à enfouir ton visage sous mon bras. Je te redresse, ventre contre ma poitrine, jusqu’à ce que l’air remonte comme une balle. L’odeur sucrée de tes cheveux. La douceur de ta joue contre mon cou. Tu glisses et te cales contre le coussin que j’utilise comme support. Tu t’endors sur mon ventre pendant que je bascule d’avant en arrière en regardant les lumières s’éteindre une à une par la fenêtre.

 

L’heure de la sieste, tu ne dors pas, je ne sais pas ce qui te préoccupe à ce point. Une main sous tes fesses, l’autre sur ton ventre, tu es bien calée, dos contre moi, tournée vers le monde, pendant que je déambule en te berçant sans succès. De temps en temps, ton petit bras tendu m’indique une direction, et je la suis sans discuter. Puis une autre, et j’embraye. Parfois deux directions contradictoires et je te demande de choisir. Tu ne pointes pas du doigt, mais de la paume, ouverte, comme si tu voulais saisir et embrasser les nouveautés que te font découvrir mes pas que tu guides sans un mot.

 

Le soleil est aveuglant en ce magnifique mois de mai. Les arbres sont en fleur, et un jardinier vient de tondre la pelouse. L’odeur me donne légèrement le vertige. Je t’ai vue de très loin en approchant de l’école. Tu es assise dans une tache d’ombre portée par un cerisier, à même le bitume, dans une robe trop grande. Contre toute attente, tu n’as pas l’air surprise de me voir. Je te dis qu’on va à Paris. Tu me tends les bras en guise de réponse et balaye de ce simple geste tous mes doutes. Je pensais avoir besoin de te rassurer, mais je comprends que tu es celle qui me maintiendra debout envers et contre tous.

 

Assis sur le canapé, des papiers répandus partout sur la table basse. Je lis les documents et les annote rapidement. C’est le week-end, je suis pressé d’en finir. Tu gigotes partout autour de moi, de temps en temps, je jette un petit coup d’œil pour vérifier que tu n’es pas en train de démonter une prise électrique. Le canapé tangue lorsque tu grimpes dessus, je t’entends me demander si je veux un shampoing. Tu t’assois sur la tête du canapé. Tu mets tes mains dans mes cheveux et tu me masses le crâne pendant que je répète ma présentation du lendemain.

 

La rue, le trottoir encrotté, nous slalomons avec la dextérité de l’habitude. Nous sommes en retard. Tu trottines en babillant. Tu ne t’arrêtes jamais de parler. Je t’écoute distraitement en me demandant si je ne vais pas arriver en retard à ce rendez-vous. Je hum-hum pour t’encourager à finir ton histoire. Le dernier passage piéton avant l’école. Je tends la main et rencontre la tienne, que tu as déjà levée sans même me regarder. Mon pouce dessine des cercles sur ta peau pendant qu’on traverse. Tu continues ton histoire tandis que je me dis que ma carrière survivra bien à un petit retard.

 

Je soupire après mon troisième échec consécutif. Tu réclames de changer de chaussures. Je te réponds qu’il est trop tard en enlevant l’élastique. Je le cale entre mes dents et saisis la brosse. Je coiffe tes cheveux, élimine les bosses et les irrégularités et les tire en arrière. Tu râles en te tortillant pour essayer de t’échapper. Je t’enferme entre mes jambes et t’attire à moi en rassemblant tes cheveux dans ma main droite. L’élastique craché dans ma main gauche, je tente d’y faire passer ta queue en évitant de perdre la moitié des cheveux en route. Evidemment, je n’y parviens pas. Tu as l’air de sortir d’une journée de jeu dans la cour d’école, alors qu’il n’est même pas 8 heures du matin. Tu ris en agitant la tête. Je soupire en te retirant à nouveau l’élastique. A ma cinquième tentative, la queue est parfaite, pas une mèche ne dépasse, tu ressembles à une version miniature de Grace Kelly. Je me dis que c’est sans doute l’exploit le plus difficile de ma journée, au moment même où tu fais sauter l’élastique en te fourrant la tête dans une cagoule.

 

Je suis presque aussi fatigué que toi. Je pose le livre sur la table de nuit et éteins. Je me mets à chanter, à voix très basse, presque en murmurant. J’ai très vite trouvé les berceuses répétitives, alors je te chante, en anglais, des histoires d’amour, de révolte, des rencontres improbables qui débouchent sur des casses et des courses-poursuites avec les flics. Tu t’enfonces sous la couette et je sens tes mains se glisser entre le matelas et mon corps, comme s’il fallait les mettre en sécurité, dans cette chambre plongée dans le noir. J’écoute ta respiration régulière qui me berce et m’incite à prolonger ma présence, même après que tu te sois endormie. Les yeux grands ouverts, je devine les formes qui peuplent ton univers et je laisse la journée s’évanouir petit à petit. La main sur le front, apaisé, je me dis que, décidément, l’amour n’est pas aveugle, mais muet.

Naked

Le petit salon regorge de monde, de fumée, de vapeurs d’alcool. Les fenêtres grandes ouvertes laissent s’entremêler le bruit de la rue et celui de la soirée : le vacarme des terrasses des restaurants, mêlé aux basses qui secouent les tripes, au piaillement des vendeurs de roses, à nos rires, au couinement des accordéons et aux éclats de nos voix avinées.

J’ai pris de l’avance. L’alcool me grise. J’enchaîne les cigarettes. Je crache la fumée par les naseaux comme un putain de dragon, je tète une nouvelle bouffée de poison, mes yeux vaudous parcourent l’assistance tandis qu’une dance cheap et commerciale empêche toute conversation sensée.

Je la cadre dès son arrivée sur le radar. Joli minois, sans grand caractère, cheveux courts d’une couleur indéterminée entre le blond et le châtain, avec les pointes qui rebiquent, sans que je sache très bien si c’est naturel ou travaillé. De jolis yeux bleus tristes. Des putains de fossettes. J’aime les fossettes.

La soirée se prolonge. Le bruit est abrutissant. Je passe de l’un à l’autre sans vraiment faire attention à ce qu’ils me racontent, j’exhale ma fumée dans leurs yeux en ricanant, jusqu’à ce qu’ils les détournent en soupirant. Quelques-uns dansent, le buste fixe, secouant uniquement les mains et la tête, en se cognant les genoux contre la table basse. Je me dandine comme un con en passant à côté, direction le canapé. J’en ai ma claque.

Je me retranche derrière les coussins. Cowboy solitaire, je m’attaque méthodiquement à la fin du paquet. Une meuf est assise sur le bras du canapé à ma gauche. Je l’écoute distraitement me raconter sa formidable expérience dans je-ne-sais-quelle-ville-à-la-con en reluquant son t-shirt, qui remonte petit à petit jusqu’à lui découvrir le nombril. Je refrène mon envie de fourrer mon index dans ses bourrelets, lorsqu’elle se lève pour se resservir un verre. Je me détourne vers la droite, au moment même où elle se tourne vers la gauche.

Elle me sourit. Elle a l’air doux. Elle a des fossettes. Je lui souris en retour sans découvrir les dents. Je n’aime pas mon sourire. Il est tordu. J’essaye de paraître parfaitement sobre. Je suppose que j’échoue lamentablement, mais elle n’a pas l’air de m’en tenir rigueur. Son sourire s’élargit. Ses fossettes se creusent. Ses yeux se plissent. Elle a un joli nez. Un peu grossier. Une jolie patate miniature, toute mignonne. Je découvre les dents à cette idée avant de me ressaisir.

On échange nos prénoms. Le sien est aussi banal que le mien. Ça me plait. Une liste de diminutifs tous aussi ridicules les uns que les autres m’envahit l’esprit. Je lui demande ce qu’elle fait dans la vie. Elle est musicienne. Elle joue du violon. J’imagine aussitôt son petit menton posé sur un instrument de bois. L’idée me ravit et je ne pense plus à camoufler mes dents. Je ressens une soudaine et irrésistible curiosité envers la vie de sa petite troupe. Elle me dit qu’ils jouent souvent dans les couloirs de Châtelet. L’idée que je sois si souvent passé devant, qu’il me soit arrivé de les écouter quelques secondes, provoque en moi un brusque sentiment d’intimité avec elle. Je lui dis mes passions. Je lui parle des scènes qui provoquent des frissons chez moi. Je lui raconte le sens des ellipses et des silences. Combien ils soulignent et valorisent la musique. Je lui explique comment je n’ai jamais autant ressenti la puissance des images qu’en écoutant une intro des Doors accompagnée de l’inversion du son d’un hélicoptère et de celui des pales d’un ventilateur. Elle comprend. Elle m’encourage et me tourmente gentiment par ses questions. Elle creuse, me demande pourquoi. Je m’emballe. Je brasse l’air et embrasse le lien qui se crée entre nous.  Ca la fait rire. Elle me regarde, boit mes paroles et je me noie dans ses grands yeux bleus tout tristes. J’oublie le temps, les autres, le bruit, j’arrondis le dos, écarte les épaules et nous isole, mes lèvres près de son oreille et les siennes près de la mienne, nos murmures se répondent si bien que personne n’ose venir nous déranger.

Elle me donne la clé de sa tristesse. J’écoute sa solitude, d’autant plus étouffante qu’elle est toute fraîche. Je devine les épreuves longtemps combattues, les difficultés longtemps niées, son épuisement, son besoin de dormir que le froid de ses draps et la violence de ses cauchemars ne lui permettent plus de satisfaire. J’ai envie de lui toucher les paupières, de les clore avec douceur et de virer tout le monde pour qu’elle puisse se laisser aller contre mon épaule. Soudain, les gens qui se frottent les uns aux autres autour de nous m’exaspèrent. Malgré moi, je les vois se trémousser, se regarder lascivement, échanger leurs fluides en hurlant de rire pour couvrir la musique. Je vois les maquillages qui coulent sous la sueur. Les langues qui passent sur les lèvres. Les regards en biais échangés contre des sourires en coin. Elle semble ressentir le même malaise. Elle me dit qu’elle a une répétition tôt le lendemain. Je saisis l’occasion et lui propose de rentrer. Nous attrapons nos vestes et nous dirigeons vers la sortie en ignorant les feulements de notre hôte, qui proteste, ivre morte, à quatre pattes dans le couloir.

Le froid de la rue nous fouette le visage et nous fait glousser. L’un contre l’autre, nous nous dirigeons vers la bouche de métro la plus proche. Les jambes raides, j’ai douloureusement conscience de ma main, qui pendouille bêtement à quelques centimètres de la sienne. De temps en temps, nos doigts se frôlent, et chaque contact semble se prolonger un peu plus que le précédent. Les couloirs du métro sont vides. Nous parlons peu, si ce n’est pour échanger des banalités sur l’heure du dernier train et nos deux directions opposées, jusqu’au moment où nous nous retrouvons sur son quai.

Ses lèvres pleines qui esquissent un demi-sourire. Ses yeux rivés aux miens, qui semblent me percer à nu sans le moindre effort. Le temps suspendu, la perspective vertigineuse des possibles. J’ai envie de lui passer les doigts sur le visage, d’en souligner les courbes avec délicatesse, de la sentir se reposer sur la paume de ma main, de combler ses fossettes de mes caresses, de lui relever le menton de l’index. Je l’imagine me souriant, le visage dissimulé sous la couette, emmêlant ses doigts dans mes cheveux, les ébouriffant en riant, ses pieds glacés contre mes jambes, me faisant sursauter. Je m’imagine lui dire mes doutes, mes peines et mes joies, lui ouvrir les bras, nu, et la laisser accéder au plus profond de mon âme, pour qu’elle m’offre sa douceur.

Son réconfort.

Sa chaleur.

Son rire.

Ses humeurs.

Sa tristesse.

Qu’elle me touche.

Qu’elle électrise mon âme mise à nue.

Qu’elle apaise mes peurs.

Qu’elle me tienne tout entier dans sa main.

Mes lèvres frôlent les siennes avant de glisser vers sa joue. Je ne sais pas si son sourire dissimule de la surprise, de la déception ou de l’indifférence. Après tout, un sourire peut habiller et masquer beaucoup de choses, comme celui que je lui adresse, la bouche scellée, accompagné d’un clin d’œil, avant de me détourner d’elle.

After hours 3: TLC

Ce moment où ton ivresse te permet de dépasser le stade de la conscience de soi. Au-delà du bien et du mal, l’estomac vidé, mais le sang encore saturé d’alcool, la tête déconnectée du reste de ton corps, flottant dans l’éther. Ce moment où la simple évocation mentale d’un rire te fait pouffer, où tu as l’impression d’avoir les yeux écarquillés alors qu’ils sont mi-clos, où tu te tiens bien droit en imagination, alors que tu tangues comme un pied de maïs en pleine tempête, où tu trouves que les deux mecs à côté de toi n’ont vraiment plus aucun contrôle sur leur coordination, alors qu’ils ne sont que ton reflet déformé.

Tortue, la tête en arrière, qui respire bruyamment en marmonnant un chapelet de phrases inarticulées et incompréhensibles.

Bakounine, la tête en avant, qui crache en direction de ses pompes maculées et rigole en gigotant comme un pantin monté sur ressort.

Je me lève tant bien que mal et approche du trottoir. Je me glisse entre deux pare-chocs maousses, braguette baissée, vidange de vessie en cours, face à la rue où des voitures passent régulièrement, j’ai activé mon voile d’invisibilité, encadré par ces deux 4×4, personne ne peut me repérer. Yeux de chats dans la nuit.

–        On les emmerde, maugréa Bakounine.

–        Qui ? fis-je en m’allongeant sur l’herbe boueuse qui survivait vaguement derrière le banc.

–        Tous. Eux. Tous ces vieux cons, répondit-il en écartant les bras comme pour embrasser tout le voisinage.

–        Ouais, on les emmerde, renchérit Tortue d’une voix d’outre-tombe.

–        Ok, dis-je en regrettant déjà de m’être allongé, tant l’univers semblait décidé à danser la samba derrière mes paupières closes. Il va falloir prioriser un peu, les gars. Vous emmerdez QUI en priorité ?

Bakounine plissa le front, comme pour redéfinir mentalement la hiérarchie de sa kill list. Tortue rota bruyamment et gueula :

–        Les contrôleurs ! Je les emmerde plus que tout. Je veux dire, tu peux avoir besoin de bouffer, tu peux faire des boulots dégradants, mais chercher à coincer les gens parce qu’ils ne payent pas les transports publiques, je crois qu’y a pas pire dans mon esprit. Avec leur petit costume marron, leur chemise violette à gerber, leur attitude de redresseurs de tort, comme si leur putain de travail avait le moindre sens.

Bakounine approuva avant d’enchaîner :

–        Les vieux bourgeois qui sortent faire leurs courses le samedi à 11h du matin. Ils ont toute la semaine pour faire leurs putains de courses, mais non, il faut qu’ils viennent PRECISEMENT quand toi, tu y es. Et, parce qu’ils sont vieux, ils se comportent comme s’ils étaient chez eux. Ils te cognent dedans avec leur putain de caddie, et c’est à toi de t’excuser. Ils font semblant de pas te voir, et hop, vas-y qu’ils t’ont grillé dans la queue de la caisse, sans que tu puisses rien dire, parce qu’ils sont VIEUX et FAIBLES. Putain, je déteste les vieux.

Tortue lui tapota l’épaule pour le calmer. A mon tour :

–        Les flics, putain. Les râclures de la terre. Des analphabètes avec un flingue dans la poche. Des putains de débiles mentaux fourrés dans leur veste en jean trop petite, avec moumoute autour du cou, et qui tapent leur rapport à deux doigts, parce qu’ils sont trop cons pour en utiliser un troisième. Des mecs qui te regardent comme la pire des crapules juste parce que tu leur as demandé ton chemin. Des crétins qui croient faire une œuvre d’utilité publique, jusqu’à ce que leur vacuité finisse par faire surface dans leur petit cerveau étriqué et qu’ils se fourrent un canon dans la bouche pour nous en débarrasser définitivement.

–        On les emmerde, acquiesça Bakounine en fouillant ses poches.

–        Tu cherches quoi ?

–        De quoi signer notre passage, répondit-il en souriant avant d’exhiber un énorme marqueur rouge.

En trois pas mal assurés, il était face au mur du bâtiment le plus proche. Un bâtiment bien propre qui sentait le neuf. Un mur à la couleur pêche bien voluptueuse. Il se mit en devoir de saloper la parfaite harmonie des lieux en traçant un énorme BAKOUNINE en lettres malhabiles, bientôt rejoint par Tortue, qui se contenta d’ajouter un petit « Tortue » associé à la date.

–        Tiens, à toi, me dit-il en me tendant le marqueur.

–        Non, je sais jamais quoi écrire. Comme avec les cartes de vœux.

–        Tu nous casses les couilles avec ton manque d’inspiration, viens écrire ton nom au moins ! gueula Bakounine.

Je me redressai péniblement en jurant, évitant de mettre les mains dans la flaque de vomi qui s’était étalée près du banc. Marqueur en main, je me mis à écrire un MacLeod stylisé, tout petit, avant de rajouter en dessous trois lettres encadrées d’étoiles : TLC.

–        Ça veut dire quoi cette connerie ?

Le bruit d’une voiture qui freine brutalement et de portières qui claquent interrompirent ma réponse. Deux condés, mains sur le flingue, lampe torche dans la gueule. Bakounine cligne des yeux. Tortue se met à marmonner des « putain putain putain putain putain » plein tube.

–        Police Nationale. Qu’est-ce que vous faites là ?

Le mec avait l’accent du sud. Il parlait avec le ton caractéristique des imbéciles sans imagination, il respirait le bœuf bouffi de sa propre importance. Aucun de nous ne jugea bon de répondre, les yeux rivés sur le sol, sur le mur, sur le ciel, comme si ignorer le mec allait le faire disparaître miraculeusement. Le collègue du Bœuf était un petit rat vicieux et maigrichon, le genre à porter un marcel Damart sous son uniforme et à passer ses week-ends à tuner sa Mazda bleue électrique rutilante, garée devant le garage de son pavillon de banlieue minable.

Le Bœuf interrogea le Rat du regard. Le Rat claqua des quenottes et siffla : « On les embarque. Ça leur apprendra à dégrader les espaces publics ».

Le nez contre le mur. Les menottes qui coupent la circulation. Entassés à l’arrière de la bagnole. Démarrage à tombeau ouvert, pneus qui crissent et sirènes hurlantes, le voisinage aux fenêtres, cette impression tenace d’être du mauvais côté de l’écran pendant un épisode de Starsky et Hutch.

Le commissariat, vide, hormis une bande de flics qui s’emmerdent profondément, et deux clodos en train de beugler dans la cage aux poivrots. La chaleur est étouffante. Les flics nous regardent passer en file indienne avec une curiosité malsaine.

–        Putain, on va prendre cher, mugit Bakounine.

–        On va même prendre super cher, renchérit Tortue.

–        Fermez-la, gueula le Bœuf en nous précipitant dans un couloir.

Jetés sur trois chaises inconfortables. Bakounine, la voix chevrotante, regarde le flic et lui demande de nous traiter avec respect. Il se retrouve par terre, la joue contre le chauffage, le poignet attaché à la tuyauterie.

Le Bœuf et le Rat s’éclipsent en rigolant. L’attente commence. Les ivrognes continuent de gueuler, mais personne ne semble y faire attention. De temps en temps, un flic passe en nous regardant d’un air mauvais.

–        Oh putain, on va prendre MEGA cher, gémit Tortue.

–        Vous pensez que le vieux les appelés ? soufflai-je en me tortillant pour trouver une position plus confortable.

–        Il vaut mieux coopérer, non ? demanda Tortue, anxieux.

–        Rien du tout, tu la fermes, tu réponds par oui et par non, on a fait un graffiti, point barre, répondit Bakounine.

Une heure passa. Les clodos avait arrêté de gueuler. Le nez de Bakounine se mit à saigner. Tortue reniflait en nous maudissant de l’avoir entraîné là-dedans. Je fermai les écoutilles pour éviter d’avoir à les écouter et me concentrai sur le meilleur moyen de soulager mon mal de dos. Au bout de deux heures, un vieux grassouillet à l’air mal réveillé déboula dans le couloir, le Rat sur ses talons, et ouvrit une porte. Il fit signe au Rat de nous faire entrer dans le bureau.

–        Qu’est-ce qui vous est arrivé, à vous ? demanda-t-il à Bakounine sans le regarder.

–        C’est votre collègue, il m’a tapé.

Je pouffais de rire nerveusement. Tortue passa la surmultipliée dans le débit de ses « putain putain putain ».

–        Vous aimez vous foutre de la gueule de la Police ?

–        Vous aimez cogner sur des jeunes qui ont rien fait ?

Le vieux soupira. Le vieux gratta son crâne chauve. Le vieux se palpa les couilles. Le vieux jeta un coup d’œil au Rat qui attendait devant la porte.

–        Vous m’emmerdez tous les trois. Rien que votre présence ici m’emmerde. J’ai autre chose à foutre, putain. Ils ont fait quoi ?

–        Dégradation d’un espace public, chef.

–        Ils ont dégradé quoi et comment ?

–        Un mur, avec un feutre, chef.

Je fis une prière de remerciement silencieuse au harki qui ne nous avait pas dénoncés. Le vieux maugréa. Le vieux tapota son bureau. Le vieux prit une décision.

–        Ok. Tu les ramènes là-bas et tu leur fais nettoyer ce mur. Ça devrait leur servir de leçon.

Le Rat glapit que c’était contre la procédure, qu’il fallait consigner notre délit, qu’il fallait nous déférer au tribunal, mais le vieux s’était déjà levé pour nous mettre dehors.

 

Voilà comment nous nous retrouvâmes, à cinq heures du matin, complètement dessoulés, à nettoyer à coups d’éponges les signes de notre forfait, sous le regard mauvais des deux crétins qui nous avaient épinglés. Le jour se levait lentement tandis que nous nous échinions à faire disparaître les dernières traces d’encre en nous maudissant mutuellement : Bakounine grinçait des dents en prétendant qu’on aurait mieux fait de le laisser écouter Ferrat chante Aragon, Tortue nous accusait de lui avoir faire franchir le mur alors qu’il n’en avait aucune envie, et je crachais sur Bakounine ma haine d’avoir porté sur lui un marqueur à l’encre aussi résistante. Alors que le soleil apparaissait au-dessus de l’immeuble, il ne nous restait plus que les lettres T,L et C à effacer.

–        Ça veut dire quoi cette merde, au fait ? râla Bakounine en me fusillant du regard.

–        TLC : Tranquille Le Chat, quoi ! fis-je en haussant les épaules.

–        Tranquille le… s’exclama Bakounine, incrédule. TRANQUILLE LE CHAT ? Mais qu’est-ce que c’est que cette connerie, mec ?

J’attrapai mon éponge et me mis à frotter en lui lançant un grand sourire :

–        Tu sais quoi ? J’ai toujours su que tu ne comprenais rien à la sauvage poésie de nos vies, Bak.

After hours 2: le vieux de Sucy-en-Brie

Un ciel sans lune nous écrasait de sa splendeur. Bakounine se dandinait, agitant les paumes en rythme vers les étoiles, pour célébrer le passage miraculeux du pauvre Tortue qui, assis par terre, au bord du mur, gémissait en se frictionnant la jambe.

–        Je me suis pété la cheville.

–        Tu t’es rien pété du tout, et t’as encore tes roubignolles, alors estime-toi heureux, rugis-je en constatant que mon manteau de cowboy solitaire n’avait pas passé intact les pics du mur d’enceinte du lycée. Je vais ressembler à un clodo, putain.

–        Tu ressemblais déjà à un clodo avant…

–        Ta gueule.

Cadrage des deux côtés de la route. Pas un chat à l’horizon, même s’il n’est pas encore minuit. La bourgeoisie se couche tôt, dans le coin. La pente, inclinée vers le centre-ville, descendue, respectivement en sifflotant les Beatles, ronchonnant et gémissant. Tout près de la Grand-Place, un arabe du coin ouvert jusqu’à une heure du matin. Chacun fouille ses poches, rafle ce qui s’y trouve, palpe les doublures de son manteau, met le tout en commun, pinaille, soupçonne, éructe, discute, jure et finit par décider que ça devra bien suffire pour une bouteille, puisqu’aucun des trois imbéciles n’avait pensé à prendre sa carte bleue.

A peine entrés, le vieux qui tient la boutique nous regarde d’un œil soupçonneux. Je l’ignore et file vers le rayon alcool. Tortue s’affale sur une chaise près de la caisse en pleurnichant. Bakounine, indigné que le vieux ne comprenne pas son engagement désintéressé aux côtés des prolétaires du premier coup d’œil, décide de l’entreprendre sur les conséquences néfastes de la colonisation.

Retour à l’entrée, la vodka la moins chère du magasin sous le bras. Mate le spectacle :

–        … bref, j’ai vraiment honte de ce qu’a fait mon pays à l’époque. Non pas que je sois fier de ce qu’il a fait depuis, notamment parce qu’il vous a traité, vous et vos congénères, comme des bêtes de somme. Dites-moi, grand-père, vous avez été torturé pendant la guerre d’indépendance ?

–        Euh… Non, monsieur. Je… je vivais déjà en France, bredouilla le vieux.

–        Ah bon ? s’exclama Bakounine. Et vous faisiez quoi en France ?

–        J’étais ouvrier à Billancourt, chez Renault.

–        Ah. L’usine ! Vous avez donc été exploité toute votre vie, n’est-ce pas ? soupira Bakounine. D’abord en tant qu’arabe, puis ouvrier, et maintenant en tenant cette échoppe jusqu’à des heures indues au lieu de profiter de votre retraite. Les en-cul-és. N’est-ce pas ?

–        Je ne sais pas, je suis né à Sucy-en-Brie. Là, je remplace juste mon fils qui est malade. Ça fait 90 Francs.

–        90 FRANCS ? criai-je, les yeux exorbités. C’est marqué 45 francs sur l’affiche.

–        Tarif de nuit, monsieur.

–        Je t’en foutrai des tarifs de nuit ! répliquai-je en cherchant du regard un truc à lui balancer à la figure.

Bakounine s’interposa en faisant signe qu’il allait régler la situation avec l’indigène.

–        Brave homme, nous n’avons pas autant d’argent, dit-il d’un ton conciliant. Nous sommes étudiants, et ne percevons aucune aide de la part de cet état spoliateur. Nous sommes dans la même situation que vous, dans votre jeunesse. Allez, faites-nous le tarif de jour, et quittons-nous bons amis.

–        C’est 90 francs.

–        45. C’est ce qui est écrit sur l’affiche. Je m’en voudrais de devoir appeler la police, répondit-il sèchement.

–        Appelez la police. C’est 90 francs.

–        Il se fout de notre gueule ce connard ! hurlai-je. Je suis sûr qu’il était pas ouvrier, il était harki, ce bâtard.

Tortue laissa échapper un gémissement.

–        J’ai mal, putain. J’ai besoin de boire.

–        Et moi donc, persiflai-je. Tu crois que j’ai pris du plaisir en recevant ton cul sur la tête ?

–        Vous êtes… pas… gentil, hoqueta-t-il.

Bakounine nous dit de la fermer et se retourna vers le vieux, qui jetait des coups d’œil de plus en plus inquiets sous son comptoir.

–        Monsieur, nous allons vous laisser 45 francs et prendre cette bouteille. Ça ne sera pas du vol, non. Ça sera un juste prix. Correspondant à celui de l’affiche.

–        Si vous faites ça, j’appelle la police.

Tortue gémit derechef.

–        Ta gueule, Tortue. Non, vous n’allez pas appeler la police, reprit-il en tenant de maîtriser son énervement grandissant. Vous n’allez quand même pas nous livrer à l’oppresseur ? Le même oppresseur qui a sans doute maltraité votre famille au pays.

–        Ma famille est de Bourg-la-Reine et je suis né à Sucy-en-Brie ! s’exclama le vieux, exaspéré. Arrête de m’emmerder, p’tit connard, avec tes histoires de guerre.

–        Ce n’est pas très poli, répondit Bakounine, soufflé.

–        Ah ! triomphai-je. Tu comprends enfin que ce vieux con se fout de ta gueule depuis le début ?

Tortue se remit péniblement sur ses pieds et se dirigea vers la sortie en clopinant.

–        Je prends de l’avance, avec ma cheville pétée, je vais vous ralentir.

–        De quoi il parle ? gueula le vieux.

–        IL PARLE DE CA ! hurlai-je en attrapant la bouteille avant de prendre mes jambes à mon cou.

Le vieux glapit. Il se précipita vers son comptoir. Il se pencha derrière. Bakounine oublia ses vertus prolétaires et lui balança un présentoir Hollywood sur le dos, avant de me coller au cul en déversant un chapelet de jurons sans fin.

Tortue bientôt rattrapé, un bras sous chacune de ses aisselles, traîné à travers les rues désertes dans une course folle sans but. Le sentiment que le vieux était loin derrière, avec ce qu’il cherchait à sortir de derrière le comptoir, Tortue jeté sur un banc, Bakounine et moi, essoufflés, épuisés, râlant et crachant, nous affalant à ses côtés.

La bouteille, attaquée par trois chiens enragés, d’abord pour la décalotter de son capuchon de plastique, puis pour l’ouvrir, et enfin pour la boire. Désaltération à grosses lampées, 60° d’alcool qui cascadent dans le gosier pour nous réchauffer l’estomac, créant un chaud-froid pas désagréable avec notre peau glacée de sueur.

A mesure que la bouteille se vidait, les événements nous semblaient de plus en plus anecdotiques. Bientôt, bouffis d’alcool et d’orgueil, nous déclarâmes à qui voulait l’entendre que nous ne craignions personne, et que le vieux pouvait bien prévenir la police, qu’après tout, il aurait bien du mal à justifier ses prix, sans doute hérités de son époque de tortionnaire anti-OAS. Bientôt, Tortue suçota les dernières gouttes en attendant patiemment qu’elles dégoulinent le long du goulot. En deux mots, nous étions complètement bourrés.

–        Je vais être malade, hoqueta Tortue.

–        Je suis pas bien non plus, renchérit Bakounine.

–        Vous tenez vraiment pas l’alcool, bande de tapettes, déclarai-je en riant.

Bakounine s’allongea sur le côté et se mit à dodeliner de la tête. Tortue pencha la tête entre ses cuisses.

–        Pense à un truc vraiment dégueulasse, Tortue, dis-je. Un truc qui va te faire gerber, tu te sentiras mieux après.

–        Ta gueule.

–        Pense à… Pense à une bonne grosse motte de beurre bien grasse et bien molle. Imagine que tu la croques à pleines dents.

–        Enfoiré, putain.

–        Mieux ! m’écriai-je. Pense à un œuf cru. Un œuf cru avec le jaune et le blanc tout liquides, qui te tombe dans la bouche.

–        Oooooh merde, je vais gerber.

Bakounine se releva en hurlant. Tortue manqua de lui vomir sur la tête.  

–        Putain, on dirait l’exorciste, mec !

Je m’esclaffai en voyant Bakounine tourner au vert.

–        T’as pas l’air bien non plus, mon gars. Tu devrais penser à un truc bien dégueulasse toi aussi. Genre… une crème béchamel un peu vieille tout juste retrouvée au fond du frigo, tu vois ?

Etait-ce l’idée, l’odeur, le son, ou simplement le moment juste, Bakounine se pencha en avant et se mit à vomir à l’unisson de son voisin. Je rigolais comme un con. A chaque fois que je fermais les yeux, l’espace me jouait la scène des hélicoptères et la Marche des Valkyries à l’envers. Je levai le nez au ciel et entrepris de compter les étoiles, mais elles refusaient de rester en place. Le banc tanguait au milieu de la pire tempête que j’ai jamais vécue, rien d’étonnant à ce que les autres passagers soient malades. Je finis par me pencher en avant et me joindre à la symphonie, et je n’eus même pas besoin de penser à quoi que ce soit de dégueulasse pour y arriver.